PIÈCES
RELATIVES AU SUCRAGE. PIECE A.
—• Expériences et opinion de Macquer sur le Sucrage.
Au mois d'octobre 1776, je me suis procuré assez de raisins blancs,
pinot et mélier, d'un jardin de Paris, pour faire vingt-cinq
à trente pintes de vin. C'était du raisin de rebut ; je
l'avais choisi exprès dans un si mauvais état de maturité,
qu'on ne pouvait espérer d'en faire un vin potable ; il y en
avait près de la moitié dont une partie des grains et
des grappes entières étaient si verts, qu'on n'en pouvait
supporter l'aigreur. Sans aucune précaution que celle de séparer
tout ce qu'il y avait de pourri, j'ai fait écraser le reste avec
les rafles, et exprimer le jus à la main ; le moût qui
en est sorti était très trouble, d'une couleur vert sale,
d'une saveur aigre-douce, où l'acide dominait tellement qu'il
faisait faire la grimace à ceux qui en goûtaient. J'ai
fait dissoudre dans ce moût assez de sucre brut pour lui donner
la saveur d'un vin doux assez bon; et sans chaudière, sans entonnoir,
sans fourneau, je l'ai mis dans un tonneau, dans une salle au fond d'un
jardin, où il a été abandonné. La fermentation
s'y est établie dans la troisième journée, et s'y
est soutenue pendant huit jours d'une manière assez sensible,
mais pourtant fort modérée. Elle s'est apaisée
d'elle-même après ce temps.
Le vin qui en est résulté étant tout nouvellement
fait et encore trouble, avait une odeur vineuse assez vive et assez
piquante ; sa saveur avait quelque chose d'un peu revêche, attendu
que celle du sucre avait disparu aussi complètement que s'il
n'y en avait jamais eu. Je l'ai laissé passer l'hiver dans son
tonneau, et l'ayant examiné au mois de mars, j'ai trouvé
que, sans avoir été soutiré ni collé, il
était devenu clair; sa saveur, quoique encore assez vive et assez
piquante, était pourtant beaucoup plus agréable qu'immédiatement
après la fermentation sensible; elle avait quelque chose de plus
doux et de plus moelleux, et n'était mêlée néanmoins
de rien qui rapprochât du sucre. J'ai fait mettre alors ce vin
en bouteilles, et l'ayant examiné au mois d'octobre 1777, j'ai
trouvé qu'il était clair, fin, très brillant, agréable
au goût, généreux et chaud, en un mot tel qu'un
bon vin blanc de pur raisin, qui n'a rien de liquoreux, et provenant
d'un bon vignoble dans une bonne année. Plusieurs connaisseurs
auxquels j'en ai fait goûter en ont porté le même
jugement, et ne pouvaient croire qu'il provenait de raisins verts dont
on eût corrigé le moût avec du sucre.
Ce succès, qui avait passé mes espérances, m'a
engagé à faire une nouvelle expérience du même
genre, et encore plus décisive par l'extrême verdeur et
la mauvaise qualité du raisin que j'y ai employé.
Le 6 novembre de l'année 1777, j'ai fait cueillir de dessus un
berceau, dans un jardin de Paris, de l'espèce de gros raisin
qui ne mûrit jamais bien dans ce climat-ci, et que nous ne connaissons
que sous le nom de verjus, parce qu'on n'en fait guère d'autre
usage que d'en exprimer le jus avant qu il soit tourné, pour
l'employer à la cuisine en qualité d'assaisonnement acide.
Celui dont il s'agit commençait à peine à tourner,
quoique la saison fût fort avancée, et il avait été
abandonne sur son berceau, comme sans espérance qu'il pût
acquérir assez de maturité pour être mangeable.
Il était encore si dur, que j'ai pris le parti de le faire crever
sur le feu, pour pouvoir en tirer plus de jus; il m'en a fourni huit
à neuf pintes.
Ce jus avait une saveur très acide, dans laquelle on distinguait
à peine une très légère saveur sucrée.
J'y ai fait dissoudre la cassonnade la plus commune jusqu'à ce
qu'il me parût bien sucré ; il m'en a fallu beaucoup plus
que pour le vin de l'expérience précédente, parce
que l'acidité de ce dernier moût était beaucoup
plus forte. Après la dissolution de ce sucre, la saveur de la
liqueur, quoique très sucrée, n'avait rien de flatteur,
parce que le doux et l'aigre s'y faisaient sentir assez vivement et
séparément d'une manière désagréable.
J'ai mis cette espèce de moût dans une cruche qui n'en
était pas tout à fait pleine, couverte d'un simple linge,
et, la saison étant déjà très froide, je
l'ai placé dans une salle où la chaleur était presque
toujours maintenue de 12 à 13 degrés par le moyen d'un
poêle.
Quatre jours après, la fermentation n'était pas encore
bien sensible, la liqueur me paraissait tout aussi sucrée et
tout aussi acide ; mais, ces deux saveurs commençant à
être mieux combinées, il en résultait un tout plus
agréable au goût.
Le 14 novembre, la fermentation était dans sa force; une bougie
allumée introduite dans le vide de la cruche s'y éteignait
aussitôt.
Le 30, la fermentation sensible était entièrement cessée
; la bougie ne s'éteignait plus dans l'intérieur de la
cruche. Le vin qui en avait résulté était néanmoins
très trouble et blanchâtre; sa saveur n'avait presque plus
rien de sucré; elle était vive, piquante, assez agréable,
comme celle d'un vin généreux et chaud, mais un peu gazeux
et un peu vert.
J'ai bouché la cruche, et l'ai mise dans un lieu frais pour que
le vin achevât de s'y perfectionner par la fermentation, insensible
pendant tout l'hiver.
Enfin, le 7 mars dernier 1778, ayant examiné ce vin, je l'ai
trouvé presque totalement éclairci. Son reste de saveur
sucrée avait totalement disparu, ainsi que son acidité
; c'était celle d'un vin de pur raisin, assez fort, ne manquant
pas d'agrément, mais sans aucun parfum ni bouquet, parce que
le raisin que nous nommons verjus n'a point du tout de principe odorant
ou d'esprit recteur. A cela près, ce vin, qui est tout nouveau,
et qui a encore à gagner par la fermentation que je nomme insensible,
promet de devenir généreux, moelleux et agréable.
Ces expériences me paraissent prouver avec évidence que
le meilleur moyen de remédier au défaut de maturité
des raisins est de suivre ce que la nature nous indique, c'est-à-dire
d'introduire dans leur moût la quantité de principe sucré
nécessaire et qu'elle n'a pu leur donner. Ce moyen est d'autant
plus praticable, que non seulement le sucre, mais encore le miel, la
mélasse et toute autre matière saccharine d'un moindre
prix, peuvent produire le même effet, pourvu qu'elles n'aient
point des saveurs accessoires désagréables qui ne puissent
être détruites par une bonne fermentation.
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