Introduction

Historique du sucrage

Justification du sucrage

Principes à suivre pour pratiquer le sucrage

PIÈCES RELATIVES AU SUCRAGE. PIECE A. Expériences et opinion de Macquer sur le Sucrage

PIÈCES B. – Opinions émises au Congrès des vignerons de Dijon sur le sucrage des vins.

Principes à suivre pour pratiquer le sucrage.


Les considérations qui précèdent nous dispensent ici de nouvelles discussions sur les objections plus ou moins sérieuses qui ont été faites au sucrage.
Nous croyons que le sucrage doit être pratiqué toujours dans la cuve.
Le sucre additionné doit être du sucre raffiné de canne et de betterave, en réservant pour une autre époque la question des glucoses de fécule et autres.
La dose additionnelle de sucre doit être faite de manière à ne pas exagérer sensiblement la richesse alcoolique habituelle du vin que l'on procède, de manière à ne pas altérer les propriétés que le consommateur connaît, recherche et paie.
On peut évaluer que pratiquement 1700 grammes de sucre raffiné ordinaire du commerce peuvent développer 1/1OO d'alcool pur dans un hectolitre de moût. Il faudrait donc employer autant de fois 1700 grammes de sucre de canne que l'on désirerait produire de centièmes d'alcool par chaque hectolitre de vin.
Dans le plus grand nombre de cas, l'addition de sucre ne devra pas excéder celle qui correspond à une production de 2 à 3 centièmes d'alcool par chaque hectolitre de vin, soit une consommation de 3k5 à 5k de sucre par hectolitre de vin, ou 8k à 12k par pièce.
L'utilité du sucrage avec le sucre raffiné de canne ou de betterave étant démontrée, l'administration de l'impôt indirect ne pourrait se refusera accorder la décharge du droit qui grève les sucres employés dans le sucrage, comme elle a accordé, a une autre époque, la décharge du droit de l'alcool employé au vinage.
Les sucres jetés dans les cuves à vendange en présence des employés de l'administration lui donneraient toutes les garanties qu'elle peut exiger pour la conservation des droits du trésor.
Une consommation de 12 kilog. de sucre raffiné par pièce de vin imposerait au vigneron une dépense de 10 fr. 80 cent, avec du sucre libéré d'impôt, et 18 fr. avec du sucre acquitté. La grande valeur actuelle des vins permettrait le sucrage au sucre imposé, si l'administration se refusait à accorder la franchise.
Voilà donc la limite maxima du sacrifice qui serait imposé au vigneron pour édulcorer convenablement une pièce de vin fabriqué avec un moût de raisin dépourvu de maturité.
D'après les observations de Gay Lussac et de M. Bou-chardat, la richesse des vins de Bourgogne dans les an -nées ordinaires ne s'élève pas au delà de 10 centièmes. Telle est aussi celle des grands crus de Bordeaux. D'après M. Delarue, qui, à l'exemple de M. Fauré de Bordeaux, a exécuté de fort beaux, travaux sur les vins, la richesse alcoolique des grands vins de Bourgogne s'élèverait entre 12 et 14.7 centièmes. Il est probable que ces dernières observations, faites sur des vins récoltés de 1833 à 1842, ont eu lieu sur des vins procédés. Cependant il serait possible que les années exceptionnelles, comme celle de 1811, pussent donner aux vins naturels une richesse de 12 centièmes. Cette base, que nous croyons voisine de la vérité, serait à vérifier pour qu'elle pût servir de guide pour les sucrages à effectuer dans les années ordinaires et mauvaises.
Le sucrage des vins au sirop de fécule a certainement été souvent poussé en Bourgogne de manière à produire dans les vins de grands crus une grande exaltation de richesse alcoolique.
Cette exaltation de richesse alcoolique des vins procédés conduisait nécessairement à les dépouiller plus complètement, plus rapidement, du tartre, qui est l'un des éléments habituels et caractéristiques des vins [Note Dubrunfaut Ceci nous rappelle un fait curieux : Un fabricant de vin sans raisins, comme il y en a eu souvent à Paris, avait été condamné sur un rapport de Vauquelin. Le frelateur, furieux de cette condamnation, alla trouver l'illustre chimiste, et lui demander impertinemment d'après quels éléments il avait pu déclarer que son vin était factice. Vauquelin lui répondit, avec le flegme qui le caractérisait, que son vin était nécessairement artificiel, parce qu'il ne contenait pas de tartre. Merci, dit le contrefacteur, une autre fois j'en emploierai.].
Le tartre précipité entraîne toujours avec lui une certaine proportion de matière colorante, il serait donc possible de retenir dans le vin, par une addition d'eau et de sucre, tout le tartre et la matière colorante qui dans le travail normal sont éliminés.
Cette pratique, qui pourrait être fort utile comme moyen d'accroître la quantité de vins dans les circonstances difficiles où nous allons nous trouver, est praticable même sur les bonnes vendanges; seulement il ne faudrait pas que la proportion de sucre additionnée fût telle que le ferment naturel du moût fût insuffisant pour décomposer tout le sucre.
La qualité du vin, eu effet, et la valeur des procédés de vinification que l'on met en œuvre, sont subordonnées à un rapport convenable des éléments principaux du moût, c'est-à-dire au rapport qui existe entre le sucre et le ferment, ou mieux entre le sucre et la matière azotée soluble qui est indispensable à la production du ferment.

La prédominance de l'un de ces éléments a des inconvénients qui sont très connus et appréciés par les vignerons. La prédominance du sucre, ce qui ne se rencontre qu'accidentellement, laisserait du sucre indécomposé, comme cela arrive dans les vins de liqueur, quand le ferment est détruit. Le cas contraire laisserait dans le vin un excès de matière à ferment, qui réagirait ultérieurement comme ferment acétique, glaireux, etc., et qui priverait le vin de la propriété de se conserver.
Ce dernier défaut est le plus ordinaire des vins naturels ; il est un écueil pour les vignerons et les commerçants en vins, qui n'arrivent à le combattre que par des collages, des soutirages réitérés.
La matière azotée soluble des raisins, qui se trouve dans tous les moûts spontanément fermentescibles, comme dans les moûts de bierre, est la matière première des ferments alcoolique, lactique, glaireux, acétique, etc. C'est elle encore qui, par des réactions dont la filiation est plus ou moins complexe, fournit les éléments de ces végétations cryptogamiques connues sous le nom de fleurs, mucors, mycodermes, moisissures, etc.
La tache des bouteilles dans les vins de Champagne est formée par du ferment alcoolique produit pendant la fermentation qui développe la mousse. La perfection du vin de Champagne exige qu'après le dégorgeage, c'est-à-dire après l'élimination du dépôt de lie ou ferment formé par la tache, le vin soit complètement dépouillé de matière à ferment; dans ces conditions, on peut impunément l'édulcorer : le vin ne peut plus fermenter, et il peut ainsi conserver la liqueur qu'on lui a donnée. Dans cette opération encore, qui est un véritable sucrage, où l'art supplée à l'insuffisance de la nature pour produire un vin liquoreux, l'expérience a dès long-temps enseigné aux vignerons champenois la supériorité du sucre de canne, quoiqu'on ait cherché à leur faire employer des glucoses de fécule. Ils se garderaient bien, en effet, d'employer une autre espèce de sucre, et ils tiennent tellement à la qualité du sucre de canne et à sa purification parfaite, c'est-à-dire à l'élimination de toute matière étrangère, qu'ils n'usent, pour édulcorer leurs vins, que du sucre candi blanc, qui est le type du sucre cristallisé, chimiquement pur.
Cette pratique des vignerons champenois est justifiée par des considérations de l'ordre de celles que nous avons émises pour justifier l'emploi exclusif des sucres raffinés pour le sucrage des vins secs. Le sucre de canne s'intervertit dans les vins mousseux, et il est alors identique par sa constitution avec les sucres qui existent dans les raisins. Ils ne modifient donc par eux-mêmes, en aucune manière, la saveur naturelle des vins. D'ailleurs le sucre cristallisé ne pourrait nuire au vin quand il ne s'intervertirait pas, car il conserverait alors une puissance édulcorante plus grande sans pouvoir fermenter.
Si l'on prenait pour règle du sucrage et du mouillage des vendanges les proportions de sucre et d'eau qui empêcheraient radicalement la précipitation du tartre, même dans les vendanges parfaites, il ne serait pas impossible d'augmenter de 15 à 25 p. 100 le volume des vendanges, et, par suite, la production du vin. Cette pratique, appliquée aux vins ordinaires qui sont le plus usuels, ne serait nuisible dans aucune circonstance ni à la santé ni à la bourse des consommateurs ; dans les circonstances difficiles qui nous menacent, elle rendrait évidemment un immense service en offrant les moyens de réparer en partie et économiquement le grand vide produit par la rareté des vins dans les vignobles [Note Dubrunfaut On ne peut douter que l'excès de ferment ne soit le défaut des vins de chaudière du Languedoc, qui sont d'une conservation tellement difficile, que la chaudière est le plus souvent la seule ressource offerte aux vignerons pour en tirer parti. On trouvera étrange, sans doute, uns pareille assertion pour des vins de raisins mûris sous un beau ciel ; cependant rien n'est plus exact. Les vins du Languedoc destinés à la chaudière sont produits presque exclusivement avec le terret et l'aramon, que l'on cultive dans des sols féconds, bien préparés et fumés. Il n'est pas rare que ces vignobles produisent jusqu'à 3 ou 400 hectolitres de vin par hectare, tandis que les pineaux en Bourgogne ne produisent en moyenne que 15 à 20 hectolitres Le vin de Béziers atteint rarement une richesse de plus de 11 à 12 centièmes d'alcool, et le plus souvent cette richesse n'excède pas 10. Dans le cas ci-dessus, et en admettant une récolte de 350 hectolitres de vin par hectare, le produit en alcool pur serait de 3,500 litres, produit énorme qui a fait la fortune du vigneron languedocien, et qui l'a poussé à remplacer partout les cultures des céréales par des vignes. La grande production alcoolique des vins du Languedoc ne vient donc pas, comme on pourrait le supposer, de la grande richesse du vin, mais bien de l'excessive fécondité du sol et des cépages cultivés.
Il est facile de comprendre, après ces explications, que les moûts de l'aramon et du terret fournissent en Languedoc des vins dans lesquels se trouve un grand excès de ferment sur le sucre, et par conséquent un principe d'altération très énergique. Le sucrage avec addition d'eau offrirait évidemment un moyen précieux pour corriger immédiatement le défaut de ces vins, pour les rendre conservables et les faire pénétrer en nature dans la consommation comme vins communs.
Des travaux dirigés dans ce sens n'offriraient aucun danger, aucune difficulté, et ils peuvent conduire immédiatement le Languedoc à pallier le fléau de l'oïdium et à trouver dans l'amélioration de ses vins une modique indemnité de la distillation qui l'abandonne. Ces essais offriraient en même temps un haut caractère d'utilité publique, en rendant à la boisson des produits dont elle est déshéritée depuis long-temps.
Les observations que nous venons de l'aire sur les grands produits des terres du Languedoc nous fournissent l'occasion de publier des réflexions que nous avons faites dès long-temps sur la culture perfectionnée.
Celte culture en effet, telle qu'on l'envisage généralement, consiste moins dans la recherche des moyens d'obtenir du sol les meilleurs produits que d'en obtenir les plus grands produits, et, par une conséquence presque inévitable, qui ne se révèle que dans des cas spéciaux, les grands produits sont souvent obtenus au détriment de la qualité de ces produits.
Il est d'observation positive, en effet, que les fumiers, qui sont l'un des grands moyens de la culture perfectionnée, augmentent prodigieusement la quantité des récoltes. Pour la vigne, pour la betterave à sucre, les fumiers altèrent évidemment les qualités du raisin et de la betterave considérés comme matières premières de la fabrication du vin et du sucre. Telles sont les considérations qui ont justifié l'art. 1er de la décision du congrès de vignerons de Dijon qui a décrété la proscription des engrais azotés. Ce sont encore ces considérations qui proscrivent les fumures directes sur les terres assolées dans les années d'emblavement en betteraves à sucre. Maintenant, ce qui est vrai pour les raisins et les betteraves à sucre ne le serait-il pas pour toutes les autres récoltes? et les récoltes de céréales, de graines oléagineuses, des fourrages eux-mêmes, etc., surexcitées par l'emploi des engrais, ne seraient-elles pas inférieures pour certaines qualités à celles qui ont été produites sans surexcitation ? Ce sont des questions qu'il serait important d'examiner expérimentalement, et qui conduiraient peut-être à des observations fécondes. Nous croyons en effet à la possibilité de combattre utilement, soit par le choix des engrais, soit par l'addition d'amendements convenablement choisis, les inconvénients reconnus aux fumiers abondants pour la vigne et pour la betterave; si notre foi sur ce point n'est point dépourvue de fondement, elle couvrirait une grande découverte qui reste encore à faire dans l'économie agricole. Dès long-temps on a reconnu l'utilité du marnage, dès long-temps on a reconnu le rôle utile du calcaire dans les terres à vignes, dès long-temps encore nous avons signalé le rôle utile de ce même calcaire pour la production de la betterave à sucre : des influences pareilles ou analogues doivent exister pour tous les produits agricoles, et il s'agirait de les constater par des expériences exactes pour en tirer d'utiles enseignements.
].

Une pareille pratique équivaudrait à un vin de sucre additionné au vin de raisin; son prix de revient pour un vin riche à 10 centièmes d'alcool pur serait de 75 fr. par pièce de vin de sucre pur, préparé avec du sucre frappé de droit ; ce prix serait de 45 fr. avec du sucre franc d'impôts. Les cours actuels des vins de bouche autoriseraient donc un pareil travail.
Cette pratique, bien supérieure au vinage à l'alcool, n'aurait aucun des inconvénients de ce vinage.
En effet, le vinage à l'alcool effectué sur des vins fins et complets a pour effet immédiat d'éliminer plus profondément l"un des éléments habituels du vin (le tartre), et, par suite, le principe colorant qu'il entraîne.
Bien différent du sucrage, qui use le ferment, qui l'élimine, et qui assure ainsi la conservation des vins par une double fonction, le vinage augmente la richesse alcoolique par un produit souvent modifié par la distillation, et doué d'une saveur variable avec son origine; mais il n'assure nullement leur conservation contre l'action destructive du ferment, qu'il n'a pu éliminer.
L'utilité économique de ce vinage. pratiqué surtout dans le Midi, avait pour but d'offrir un débouché aux alcools dépréciés, et de donner aux vins une alcoolisation exagérée qui les rendait exclusivement propres aux mélanges que le commerce du Nord et de l'intérieur pratique sur une grande échelle.
Les vins vinés, on ne le sait que trop, servent de base à une opération de mélanges qui, dans les villes comme Paris, est fort lucrative pour les hommes qui la pratiquent, et, par contre, fort préjudiciable au fisc. Ils permettent, en effet, de doubler le volume du vin avec de l'eau, et d'enlever ainsi au fisc, par une manipulation simple et sans insalubrité, la moitié du produit légitime qu'il a le droit de prélever.
Le sucrage opéré au vignoble avec addition d'eau
n'aurait pas cet inconvénient pour le trésor, parce qu'il ne pourrait, comme le vinage, exagérer outre mesure la richesse alcoolique. Il ferait connaître officiellement et prendre en charge le volume augmenté, sur lequel l'administration trouverait une large compensation de la franchise accordée sur le sucre mis en œuvre.
Quant à la qualité du vin ainsi préparé, si elle doit différer sous certains rapports et par certains éléments du vin normal, elle s'en rapprocherait plus que dans les vins vinés, par ses éléments principaux, l'alcool, le tartre et le principe colorant, et par suite le bouquet [Note Dubrunfaut On sait, en effet, que le tartre et les autres sels acides des vins contribuent à produire ce parfum qui se développe dans les vins, et que quelques chimistes attribuent particulièrement à l'éther œnanthique. Selon M. Delarue, le titre acide des grands vins de la Côte-d’Or différerait peu. Selon les nombres publiés par M. Bouchardat, les proportions d'acides organiques des divers cépages cultivés en basse Bourgogne varieraient dans le rapport de 1 à 3, comme celui des bases qu'ils saturent, et le sucre s'y trouverait précisément dans le même rapport, mais inverse. Il se passe là, sans doute, des faits de maturité analogues à ceux que nous avons observés dans la betterave, c'est-à-dire qu'à partir de certaine époque de la végétation, le sucre seul apparaît et se développe, à l'exclusion des autres éléments organiques.
On peut constater le litre acide des moûts et des vins avec une liqueur alcalimétrique titrée et une burette ; c'est ainsi que nous avons reconnu que des vins de diverses origines titraient depuis l'équivalent de 3 grammes acide sulfurique monohydraté par litre jusqu'à 7 grammes. Les vins de Bordeaux fins et les vins de chaudière du Languedoc occupent le dernier rang pour le litre acide; les gros vins communs du Cher, riches à 7 centièmes d'alcool seulement, occupent le premier rang comme titre acide.
Le titre acide des vendanges, tant à cause du rôle qu'il joue dans la saveur des vins que par son influence sur le développement plus ou moins rapide du bouquet, serait peut-être l'une des bases les plus faciles à prendre pour la détermination de la proportion de sucre et d'eau à ajouter à la vendange. Celte base autoriserait un sucrage plus profond et une addition d'eau plus grande dans les années de maturité insuffisantes; il en serait de même des vendanges ordinaires et communes. Par conséquent, avec cette base la méthode en question ne serait praticable rationnellement pour les vins nobles que dans les années où la vendange manque de maturité ; on remonterait alors te titre sucre, et l'on rabattrait avec de l'eau le titre acide au niveau des bonnes années. L'emploi de l'alcalimètre suffirait pour ces déterminations pratiques.
]. Le marc, en effet, serait mieux dépouillé de
tous ses principes par une production d'alcool plus grande et par le mouillage que le sucrage additionnel aurait nécessité.
On comprend la possibilité d'arriver à réparer, par les ressources de l'agriculture et de la chimie, toutes les imperfections des mauvaises vendanges ; et il n'est pas jusqu'au principe du ferment qui, s'il faisait défaut, ne puisse être suppléé par l'art, puisque les moûts de grains qui servent de base à la brasserie offrent une source presque inépuisable de celte substance. Cependant, nous devons nous arrêter ici. Il serait à craindre, en effet, que les détracteurs systématiques des progrès dont les arts empruntent les éléments aux sciences ne trouvent dans celte complication de manipulations à faire subir aux vins un nouveau prétexte de croisades et d'invectives contre les sciences et contre les savants.
La science appliquée, qui a fourni aux hommes de notre époque ces éléments prodigieux de progrès et de bien-être dont nous sommes les témoins privilégiés, fournit aussi aux spéculateurs avides des moyens d'exploiter la société à leur profit ; et, dans ces spéculations peu respectables, les intérêts et la santé des consommateurs ne sont même pas toujours respectés.
La science elle - même, dans ses évolutions progressives, n'est pas exempte d'erreurs, et le sucrage
des vins nous en a fourni un triste et éclatant exemple. Cependant il serait d'un mauvais esprit d'argumenter de l'impuissance, des revers ou de l'abus des ressources scientifiques, pour les condamner d'une manière, absolue. La décision des vignerons de Dijon est de cet ordre ; l'arbre portait une plaie guérissable, on a voulu le couper dans sa racine; le sucrage a été l'objet de pratiques fausses et abusives, quand il pouvait être la source de pratiques utiles et productives: on l'a proscrit ou au moins on a voulu le proscrire.
Telle est cependant la puissance des bonnes choses, comme celle des vérités utiles, qu'elles finissent toujours par triompher de l'erreur et des résistances impuissantes. Le sucrage, nonobstant l'éclatante et puissante décision du congrès des vignerons de Dijon, n est pas mort en Bourgogne, on n'a pas cessé de le pratiquer depuis 1846; mais la décision et les discussions du congrès auront porté leurs fruits, en ce sens qu'elles auront circonscrit le sucrage dans des limites plus rationnelles, en même temps qu'elles auront écarté les abus dont il avait été l'objet. Ainsi nous croyons savoir qu'on a instinctivement restreint l'usage des sucres de fécule, qu'on a fait une part plus large aux sucres de canne, et qu'on a évité l'emploi du sucrage dans les vins nobles, pour toutes les années qui n'ont pas requis rationnellement cotte pratique.
Si maintenant, au point de vue de la consommation du sucre, on examine l'importance que le sucrage des vins pourrait donner à cette consommation, on arrive à des chiffres énormes. Ainsi, dans une année mauvaise, c'est-à-dire de maturité incomplète, le sucrage, porté en moyenne à 3 pour 100 d'alcool par chaque hectolitre de vin, donnerait pour notre production normale de 40 millions d'hectolitres une consommation de plus de 200 millions de kilogrammes de sucre. Cette consommation, pratiquée avec accroissement de volume, pourrait facilement doubler.
Le sucrage en franchise, généralisé et pratiqué tous les ans dans les vignobles qui le comportent, c'est-à-dire pour améliorer les vins ordinaires et les vins communs, pourrait, sans exagération, amener une consommation de 40 à 80 millions de kilogrammes, consommation qui, dans les années mauvaises, s'élèverait facilement à 80 ou 100 millions de kilogrammes.
Si l'on considère l'énormité de ces chiffres et les avantages qui en résulteraient pour notre industrie sucrière, pour nos colonies, pour notre commerce et pour notre agriculture, on comprendra tout ce qu'il y a d'avenir dans des pratiques industrielles qui ne demandent, pour être mises en œuvre, que la protection de l'administration et le concours des vignerons.
Sur 40 millions d'hectolitres de vin que produit bon an mal an notre sol, 10 millions au moins sont livrés aux flammes pour la production de l'alcool, et plus de 1 million est exporté. Il reste donc pour la consommation de notre population, après le prélèvement du vinaigre, environ 25 à 26 millions d'hectolitres de vins de diverses qualités, ce qui représente à peu près trois quarts d'hectolitre de vin par tête et par an, quantité véritablement insuffisante à nos besoins de boissons fermentées, ce qui nous force à suppléer au déficit par les cidres, les poirés, la bierre et autres boissons, qui n'ont qu'à un moindre degré les fonctions hygiéniques et réparatrices du vin.

Il y a des hommes, et il y en avait au moins deux dans le congrès des vignerons de Dijon [Note Dubrunfaut MM. Odart et L. Leclerc.], chez lesquels il existe une antipathie radicale pour tout ce qui est changement dans les habitudes et dans les procédés de l'industrie, surtout en ce qui touche aux produits alimentaires ; ils s'écriraient volontiers avec le philosophe de Genève : Tout est bien sortant des mains du Créateur, tout se dégrade aux mains de l'homme ; et ils iraient brouter l'herbe de la forêt et boire l'eau de la fontaine pour témoigner de leur respect pour le Créateur et de leur dégoût pour les produits de la science. Cependant le vin, le pain et toutes les préparations culinaires, si salement préparés par une véritable chimie sans formules, par une véritable science à la façon de M. Jourdain, ces produits, disons-nous, ont trouvé grâce devant eux, parce que les vignerons, les boulangers, les cuisiniers, ne sont pas diplômés, chimistes, physiciens et naturalistes. Que dirait-on cependant d'un savant pur qui, de nos jours, inventant le vin, imposerait un procédé de préparation qui en fait un véritable bain de pieds dégoûtant? Cette pratique soulèverait une juste répulsion; mais qu'elle nous vienne avec le blason d'une vieille routine, on la justifiera et on lui découvrira des propriétés utiles pour en perpétuer l'usage.
Parmi ces hommes on rencontre à regret le comte Odart, ancien élève de l'école polytechnique sous Berthollet, Monge, Fourcroy, Chaptal, créateur de la belle collection des Cépages de la Dorée, auteur de l’Ampélographie et du Manuel du vigneron, qui portent son nom.
Le comte Odart est incontestablement un savant fort
distingué, digne de ce titre par son instruction, par ses travaux, par ses écrits. Ses profondes connaissances en viticulture, en œnologie. donnent à son opinion en ces matières une juste autorité, et c'est à ces titres, sans doute, que les membres des divers congrès l'ont investi de là plus haute distinction qu'ils pouvaient lui donner, le titre de leur président honoraire.
Le comte Odart, fort de sa supériorité comme viticulteur et œnologue praticien, fait dans ses publications bon marché de ses titres de savant, et toutes ses insinuations, toutes ses tendances, tous ses efforts, se concentrent dans ce cercle étroit, d'attribuer aux praticiens viticulteurs et œnologues une valeur réelle, à l'exclusion de toutes les élucubrations de la science et des savants de profession.
Si l'illustre auteur de l'Ampélographie s'était borné à flétrir le charlatanisme qui, sous l'égide de la science, exploite la crédulité publique au grand détriment de cette science et des industriels ; s'il s'était borné à proclamer pour les vignerons praticiens les justes titres qu'ils possèdent à la reconnaissance publique et à l'estime des savants eux-mêmes, M. le comte Odart n'eût fait que des actes respectables qui lui eussent assuré la sympathie de tout ce qui porte un cœur juste et honnête. Mais, nous le déclarons à regret, on éprouve du dégoût à trouver, au milieu des publications précieuses du comte Odart, des attaques incessantes contre les sciences, contre les savants ; les noms les plus honorables ne trouvent pas même grâce devant les déclamations passionnées de l'écrivain. Est-il possible, en effet, d'attaquer avec plus d'inconvenance et d'ingratitude qu'il l'a fait la mémoire de son ancien professeur Fourcroy. (Manuel, p. 21 de l'introduction.)

M. le comte Odart, enveloppant dans une même critique amère les savants qui se sont occupés d'œnologie et leurs travaux plus ou moins heureux, a fait le procès au sucrage, qu'il a trouvé naturellement sur sa route, dans son Manuel du vigneron et dans son Ampélographie. Les fautes des vignerons de la Côte-d'Or ont fourni une large prise à ses attaques, et une sorte de justification de ses critiques. Aussi l'on doit croire que, nonobstant l'abstention du comte Odart dans les délibérations du congrès des vignerons, son opinion, qui était faite et écrite avant la session de 1845, a exercé une grande influence sur la décision du congrès qui a décrété la suppression du sucrage.
Nous considérons ce décret comme une grande faute, nous en considérons les bases comme une grande erreur ; nous en appelons au jugement des savants et à l'expérience des vignerons.
M. Chevreul, dans un rapport fort remarquable sur î'Ampélographie du comte Odart, a consigné sur le sucrage et le vinage des vins une opinion motivée qui porte le cachet de précision, de savoir et de tact exquis qui caractérisent tous les travaux de ce savant. Nous croirions avoir rempli notre mission d'une manière incomplète si nous omettions de consigner ici le jugement de M. Chevreul. Si ce jugement formule des conclusions défavorables au sucrage, on remarquera qu'elles ne s'appliquent particulièrement qu'aux vins qui sont l'objet d'un grand commerce extérieur, et qui avaient été discrédités à l'étranger par des pratiques de sucrage abusives.

« Nous nous sommes abstenus de parler des influen-
» ces que les circonstances extérieures peuvent avoir
» sur les différents cépages, par la raison que l'étude
» de cette influence est du ressort de la question de sa-
» voir si les variétés des plantes cultivées dégénèrent,
» sur laquelle nous reviendrons d'une manière spéciale.
« Mais, avant de quitter la plume, nous sentons le be-
» soin d'exprimer quelques réflexions relatives aux in-
» convénients de plusieurs pratiques concernant l'art de
» faire le vin : nous voulons parler de l'addition du glu-
» cose ou de la mélasse au moût de raisin, ou bien de
» l'addition de l'eau-de-vie à un moût fermenté qu'on
» trouve trop pauvre d'alcool. Si ces additions n'ont
» pas d'inconvénient grave lorsqu'il s'agit des vins
» d'ordinaire destinés à être consommés en France, et
» encore lorsque les raisins qui les donnent n'ont pu
» parvenir à la maturité, il n'en est plus de même s'il
» s'agit de vins de prix recherchés par les étrangers à
» cause de qualités connues depuis long-temps pour
» leur appartenir essentiellement et les distinguer de
» tous les autres.
» Les propriétés caractéristiques qui ne permettent
» pas de confondre ensemble les différentes sortes de
» vins tiennent à la préparation et plus encore à la com-
» position chimique du raisin, lequel est le résultat dé-
» finitif de la nature du cépage, de sa culture, du sol
» et du climat du vignoble où ce cépage est cultivé.
» Si tous les vins renferment de l'eau, de l'alcool, de
» l'acide acétique, du bitartrate ou du biracémate de
» potasse, presque tous de l'acide carbonique et de l'é-
» ther œnanthique, plusieurs une matière astringente,
» du glucose, un sel de fer; et si, l'eau exceptée, tous
» ces principes agissent sur les organes du goût et
» de l'odorat, savoir : la matière astringente et le glu-
» cose exclusivement sur le goût, et les autres princi-
» pes à la fois sur le goût et j'odorat ; et si, d'après
» cela, on conçoit que les vins pourront différer les uns
» d'avec les autres par la présence ou l'absence de l'un
» de ces principes, ou par les proportions variables où
» les mêmes principes s'y trouveront respectivement,
» cependant l'observation nous apprend que nos con-
» naissances actuelles sont insuffisantes pour expliquer
» tous les phénomènes que les divers vins présentent.
» L'insuffisance de la science porte à la fois sur l'im-
» possibilité de dire maintenant la raison d'une prati-
» que plutôt que d'une autre dans la préparation d'un
» certain vin, et sur l'ignorance où nous sommes en-
» core de la nature de principes que l'analyse n'a point
» obtenus à l'état de pureté soit du moût, soit de la
» liqueur fermentée qui en provient. La science est
» donc muette lorsqu'il s'agit de parler de l'influence
» précise que certains corps, et particulièrement des
» corps sapides et odorants, exercent pour nous faire
» distinguer les vins où ils se trouvent de ceux qui
» n'en contiennent pas; et cependant les effets de ces
» corps sont connus de tout consommateur capable de
» juger de la délicatesse des vins. Puisque nous igno-
» rons si ces principes préexistent dans le moût à l'état
» latent, comme les acides du beurre dans le lait, ou
» s'ils se développent, à la manière de l'alcool, aux
» dépens des éléments de quelques corps connus ou
» inconnus, la science actuelle est incapable de faire un
» vin d'une qualité donnée avec un moût quelconque
» auquel on ajouterait ou duquel on retrancherait cer-
» taines matières. Dans cet état de choses, qu'arrive-
» t-il lorsqu'on ajoute du sucre à du moût, ou de l'eau-
» de-vie au vin? C'est en définitif, dans les deux cas,
» augmenter la proportion de l'alcool, et, comme ce-
» lui-ci existe dans toutes les liqueurs vineuses, c'est
» tendre à confondre toutes les sortes de vins en une
» seule, en affaiblissant ainsi l'influence des corps qui
» donnent à chacune d'elles un caractère distinct.
» En ayant égard à ces considérations, on doit faci-
» lement concevoir maintenant combien les pratiques
» dont nous parlons pourraient nuire un jour à l'ex-
». portation de nos meilleurs vins. Evidemment ceux-
» ci, en perdant leurs caractères distinctifs, cesseraient
» d'être recherchés, en même temps qu'ils devien-
» draient plus faciles à imiter par tous les peuples inté-
» ressés à nous faire concurrence sur les marchés
» étrangers. C'est ce que M. le comte Odart a parfai-
» tement senti ; aussi ne défendrons-nous pas certains
» savants qui par leurs écrits, ont contribué à répan-
» dre l'usage des pratiques que nous condamnons dans
» l'intérêt de notre commerce extérieur, des repro-
» ches que leur adresse l'auteur de l’Ampélographie,
33 et la force nous manque-t-elle pour blâmer ce que ces
» reproches peuvent avoir quelquefois de trop sévère
» dans l'expression. »

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