Introduction

Historique du sucrage

Justification du sucrage

Principes à suivre pour pratiquer le sucrage

PIÈCES RELATIVES AU SUCRAGE. PIECE A. Expériences et opinion de Macquer sur le Sucrage

PIÈCES B. – Opinions émises au Congrès des vignerons de Dijon sur le sucrage des vins.

Justification du sucrage.

Si on lit avec attention la note historique que nous venons de donner sur le sucrage des vins, y compris les pièces à l'appui, que nous publions ci-après pour l'instruction du lecteur, il sera facile de reconnaître que la décision du congrès des vignerons réunis à Dijon en 1845, en condamnant le sucrage des vins d'une manière absolue, a fait un acte violent, qui a pu être utile aux intérêts du commerce de vins de la Bourgogne ; mais, en se basant sur les considérations qui le justifient, il est facile de reconnaître aussi que ces reproches, en ce qu'ils ont de fondé, s'adressent exclusivement à la méthode de sucrage, à la matière qu'elle a mise en œuvre et par suite à l'abus de cette méthode, et non au principe scientifique lui-même qui lui sert de base.
Toutes les expériences, en effet, qui ont été faites avec exactitude depuis Rouelle jusqu'à M. Lebas, cité dans le recueil du congrès des vignerons, toutes s'accordent à reconnaître que le sucrage pratiqué avec les moscouades de canne (sucre terré, par exemple) et appliqué à des vendanges dépourvues, par vice de maturité, du sucre utile, a donné des vins de qualité satisfaisante.
Maintenant dans quelle condition convient-il de restreindre la pratique du sucrage, c'est ce qu'il peut être utile d'examiner, en remontant aux bases scientifiques sur lesquelles on peut s'appuyer aujourd'hui.
Nous avons découvert et établi ailleurs que le sucre de canne, avant de subir la fermentation alcoolique, subit, sous l'influence du ferment ou des acides, une modification profonde qui le transforme en deux autres espèces de sucre qui se retrouvent identiquement et dans les mêmes proportions que dans le corps sucré des raisins arrivés à maturité parfaite. L'un de ces sucres est le sucre concret connu sous le nom de sucre de raisin. Ce sucre peut être le produit de la réaction finale de l'acide sulfurique sur la fécule, mais il n'en est pas le produit constant et unique dans les sirops de fécule du commerce [Note Dubrunfaut Ces sirops, en effet, renferment toujours à doses variables les deux espèces de sucres que nous avons désignés sous les noms de glucose monorotatoire el trirotatoire ; ils renferment en outre de la dextrine, et souvent aussi des produits du sucre altéré par l'acide sulfurique (ulmin, ulmine, acide formique, etc.).]. L'autre espèce est un sucre liquide que nous avons isolé à l'état de pureté; il est incristallisable, aussi sucré que le sucre de canne ; il forme avec la chaux un sucrate cristallisé peu soluble qui nous a permis de l'isoler ; il est doué d'un pouvoir rotatoire fort énergique à gauche, variable avec la température. Ce sucre est le même que celui que M. Bou-chardat a découvert dans le sucre d'inuline. Il existe dans tous les fruits sucrés et dans les miels. Il a la même composition élémentaire que le sucre concret de raisin.
Ces deux espèces de sucre, dans lesquelles se transforme le sucre de canne sous l'influence des ferments avant de subir la fermentation alcoolique, se produisent alors à équivalents égaux.

D'après ces observations, il serait difficile d'affirmer que le sucre de canne interverti (c'est le nom que M. Biot a donné à ce mélange ou à cette combinaison de sucres) n'est pas parfaitement identique avec le mélange de corps sucrés qui existe dans les fruits bien mûrs, et notamment dans les raisins. Celte identité est telle qu'on pourrait supposer que la nature, partout où l'on trouve le sucre interverti mêlé aux acides, a pu ne créer que du sucre de canne comme dans la canne et la betterave, et que ce sucre, dans les fruits acides, a subi une transformation secondaire en sucre interverti sous l'influence des acides qui préexistent dans ces fruits avant l'apparition du sucre. Cette opinion est corroborée par cette considération que le sucre cristallisable ne se rencontre dans cet état que dans les végétaux qui sont dépourvus d'acidité, et que, partout au contraire où les acides se trouvent alliés au corps sucré, ce sucre est toujours à l'état de sucre de canne altéré, c'est-à-dire de sucre interverti.
Les sucres purs de diverses espèces, nonobstant les idées et formules généralement admises par les savants, ne sont pas également transformés par la fermentation alcoolique en alcool et en acide carbonique, de sorte que l'on ne peut dans aucun cas, et pour aucune espèce de sucre, faire l'équation des sucres avec de l'alcool et de l'acide carbonique ; il y a toujours un déficit, qui nous a paru être constant pour une même espèce de sucre.
Ce déficit n'est pas inexplicable, si l'on considère que la fermentation alcoolique telle qu'on la conçoit depuis les travaux si remarquables de Cagnard Latour et de Turpin ne serait que l'effet secondaire d'une réaction organique due aux fonctions vitales du ferment. On trouve en effet dans toute espèce de vin divers produits, qui sont indubitablement les résultats nécessaires de ces fonctions vitales et des sécrétions qui l'accompagnent. Le vin s'appauvrit en azote quand le ferment pullule, il s'enrichit au contraire en azote quand le ferment accomplit sa vie organique sans reproduction. Le premier cas se trouve réalisé dans la fermentation du moût de raisin, du moût de bierre, etc. ; le second se présente dans la fermentation des sucres purs, sous l'influence d'un ferment développé (la levure de bierre ou autre).
L'alcool amylique, dont la saveur est si caractéristique, parait être un produit constant de la fermentation du glucose de raisin ou de fécule. A ce titre on le trouve surtout à haute dose dans les produits de fermentation des glucoses de fécule et de grains; on le retrouve encore, comme nous l'avons constaté le premier, dans les alcools de mélasses. On le retrouve même, et au même titre, dans les alcools de vins, ainsi que l'a prouvé M. Balard. Dans tous ces cas la présence du glucose monorotatoire explique la présence de l'alcool amylique en proportions variables.
L'acide lactique et l'ammoniaque paraissent être aussi des produits inévitables des fonctions du ferment opérant la transformation alcoolique des sucres.
Les diverses espèces de sucre bien distinctes, simples et bien caractérisées, comme le sont les glucoses concrets, monorotatoire et trirotatoire, le sucre liquide sinistrogyre, et par suite le sucre interverti, ne donnent pas par la fermentation alcoolique avec un même ferment des boissons vineuses identiques. Ces boissons différent sensiblement au goût, et ces différences viennent certainement de quelques produits différents aux-

quels donne naissance leur fermentation alcoolique, soit que cela provienne de l'alcool amylique ou d'autres produits non définis.
Ce qui est vrai pour ces sucres purs, bases de produits commerciaux, l'est à plus forte raison pour tous les mélanges de corps sucrés avec des matières diverses, telles qu'on les trouve dans le commerce; tels sont les sucres bruts et mélasses de canne ou de betterave, les sirops divers de fécule, préparés soit à l'acide sulfurique, soit au malt, les miels divers, etc.
Ces divers produits, mis en fermentation, donnent aux vins leurs saveurs propres, ou plus souvent encore la saveur ou l'odeur d'un ou de plusieurs de leurs produits, modifiés par l'action des ferments [Note Dubrunfaut On sait en effet qu'un grand nombre de substances sont modifiées ou transformées sous l'influence des ferments, et même du ferment alcoolique. C'est ainsi que ce ferment opère la transformation de l'asparagine en succinate d'ammoniaque, celle de l'hélicine en glucose et en essence de spiraea, etc.].
Quoi de plus intelligible maintenant que les modifications profondes produites dans les saveurs et les propriétés des vins de raisin par l'introduction dans la vendange de corps aussi hétérogènes que les sirops glucoses de fécule recommandés et introduits sur une grande échelle en Bourgogne, sur la foi du vénérable et digne Mollerat.
Cette pratique, fondée sur une erreur scientifique que M. Mollerat a partagée, bien innocemment sans doute, avec toutes les sommités de la science de l'époque, a reculé de beaucoup l'art du sucrage. L'on ne peut en vouloir au savant qui s'est dévoué si généreusement au progrès de l'œnologie; il a été, comme l'œnologie elle-même, victime d'une erreur de son temps.

Nous avons nous-même, à l'exemple de M. Mollerat, tenté, à diverses époques, l'introduction des sirops de fécule dans la vendange, et toujours nous avons reconnu dans les produits une saveur fade, amère et caractéristique, qui est propre aux bierres préparées, au sirop de fécule, et qui nous a toujours inspiré un véritable dégoût. Aussi reconnaissons-nous facilement, à la simple dégustation, les vins procédés au sirop de fécule ; cela tient à la grande habitude que nous avons prise de déguster les vins de fécule purs, en fabriquant ces vins en vue de la distillation.
Néanmoins, les glucoses impurs de fécule, de même que les autres glucoses qu'on peut préparer avec les topinambours, les grains, les betteraves, etc., pourraient, dans certaines conditions, en raison de leurs moindres prix, entrer utilement dans le sucrage des vendanges communes, comme celles des gouais, gros gamays, etc.
Les mélasses de cannes, dont les produits fermentes ont une saveur si tranchée, ont aussi parfois servi en Bourgogne au sucrage des vins, et elles ont pu contribuer aussi à modifier les saveurs des vins de ces crus.
Si, au lieu d'employer de pareils produits pour pratiquer le sucrage, on avait eu recours seulement aux moscouades de canne recommandés par Chaptal après Rouelle, Baume, Macquer et autres chimistes, nul doute que les vins préparés avec ses sucres n'eussent point rencontré chez les consommateurs le discrédit que l'on a observé ; car les altérations de goût et de qualités produites par cette sorte de sucre eussent été si légères en présence de ses effets utiles, qu'elles n'auraient pu faire l'objet d'un grief sérieux.
En effet il résulte d'observations exactes et dignes de foi signalées, même sans contradiction, dans les séances du congrès des vignerons, que les reproches fondés adressés aux vins procédés s'appliquaient surtout aux vins qui avaient été sucrés avec des sucres autres que les moscouades de canne, et par conséquent aux sucres de fécule.
Tout ce qui blesse les goûts et les habitudes des consommateurs, fût-il un progrès ou une amélioration réelle, doit être repoussé par les producteurs et les commerçants, comme une manœuvre qui peut compromettre leur réputation et leur fortune [Note Dubrunfaut Nous pouvons parler de ces faits avec connaissance de cause, attendu que nous savons par notre propre expérience ce qu'il en coûte de peine, de temps et de sacrifices, pour faire admettre des produits nouveaux dans la consommation. Que de mal n'avons-nous pas eu pour faire admettre le sucre de betterave concurremment avec le sucre de cannes! On a contesté d'abord l'identité; il sucrait moins, disait-on, et on le repoussait à l'égal d'un mauvais sucre.
Les alcools fins qui commencent à se présenter seuls dans la consommation, et à remplacer ainsi avantageusement le Montpellier dans tous les usages, comme le sucre de betterave a remplacé le sucre de canne, les alcools fins, disons-nous, ont pendant long-temps été repoussés par le commerce, et il nous a fallu une grande persévérance pour arriver à les faire admettre. Nos successeurs eux-mêmes ont continué la lutte, qui n'est pas achevée au moment où nous écrivons, car il existe entre les Montpellier et les alcools fins des différences de prix énormes, que ne justifient nullement les différences de propriétés. Le goût seul, basé sur la saveur du Montpellier, peut en donner l'explication, sinon la justification.
].

Le brasseur de Paris s'enrichit en préparant une boisson fade avec du sirop de fécule; il se ruinerait peut-être s'il voulait substituer le faro belge ou l'aile anglaise dans la consommation parisienne: il créerait en effet un produit qui n'a pas de consommateurs.
On ne pourrait dire que les vins sucrés dont on s'est plaint fussent en réalité, même avec leurs défauts, un pas rétrograde dans l'industrie, attendu qu'étant fabriqués par des procédés plus économiques, ils eussent pu être livrés au commerce à un prix plus modéré. En effet, le sucrage, comme l'établissent tous les documents invoqués contre lui, permettait aux vins de second ordre de passer en primeur, et même dans la première année, pour des vins de premier ordre.
A ce point de vue on ne peut pas nier que le sucrage imparfait était un progrès. Seulement l'abus se révélait là où le consommateur pouvait reconnaître qu'il avait été trompé sur la qualité de la marchandise vendue, en recevant du vin de cuvée de second ordre au lieu d'une cuvée de premier ordre, c'est-à-dire le vin d'un cru inférieur relevé par le sucrage au niveau d'un cru supérieur.
A ce point de vue encore l'abus ne venait pas du procédé, qui réalisait une amélioration réelle et non contestée, mais bien de l'industrie et du commerce, qui abusaient de celle amélioration pour attribuer au produit une valeur définitive qu'il ne possédait pas.
M. de Varembey, qui, avec tous les défenseurs du sucrage, a dit dans le congrès d'excellentes choses en faveur de ce procédé, a résumé ainsi les justes reproches qu'on pouvait adresser aux vins sucrés :

« Ils proviennent, a dit cet honorable membre, 1° de ce qu'on a
» sucré les crus supérieurs dans les années bonnes et
» mauvaises, au lieu de borner le sucrage aux crus in-
» férieurs, surtout dans les années où la maturité est
» incomplète, afin de donner aux vins des années dé-
» favorables et des basses cuvées plus de corps et plus
» de conservation ;
» 2° De ce que le sucrage a été immodéré, au lieu
» d'être proportionné à la quantité de ferment que l'acide
» tartrique tient en dissolution ;
» 3° De ce qu'on a sacré avec du sucre de canne,
» qui est hétérogène à celui de raisin, et qui décom-
» pose moins de ferment que ce dernier, au lieu d'em-
» ployer du sucre de fécule bien pur, qui, étant iden-
» tique au sucre de raisin, ne peut qu'ajouter au fruit
» de la vigne un principe qui est quelquefois en dé-
» faut[Note Dubrunfaut M. Varembey partage ici l'erreur de son confrère M. Mollerat, et cette partie seule de ses explications devrait être renversée pour être vraie. M. Delarue lui-même, qui a donné de si bonnes raisons pour la défense du sucrage, a cherché à corroborer les erreurs de M. Varembey par la différence de constitution des sucres de canne et de fécule.];
» 4" De ce qu'au lieu de mettre le sucre préalable-
» ment dissous avec un peu d'eau tiède dans la cuve,
» où il active la fermentation et subit les combinaisons
» chimiques qui en résultent, on l'a mis dans des ton-
» neaux où il détermine une seconde fermentation tu-
» multueuse qui désorganise plus ou moins les produits
» de la première et les dispose à un commencement » d'acétification ;
» 5° De ce qu'on a exposé les vins sucrés, toujours
» plus durs que ceux qui ne l'ont pas été, à la tempé-
» rature d'une étuve, pour les avancer et les rendre
» plus promptement potables, au lieu de les déposer
» dans de bonnes caves, où ils doivent s'achever len-
» tement. »

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